Startups IA internalisent leurs données: avantage ou coût?
Données propriétaires, nouveau carburant de l’IA – le pari qui rebat les coûts et le ROI
L’IA se banalise, la donnée redevient rare. Face aux risques juridiques et à la concurrence, un nombre croissant de startups renoncent au scraping et internalisent des jeux d’entraînement propriétaires, au prix fort. Pour les entreprises, la question n’est plus seulement technique: arbitrer où investir – licences, acquisition, annotation – devient une décision stratégique avec des effets directs sur la qualité, la conformité et le time-to-market.
Ce qui s’est passé côté startups: l’achat de données remplace le scraping
Le 16 octobre 2025, TechCrunch a documenté un virage net: des startups d’IA paient des données soigneusement curées, engagent des experts métiers et privilégient des corpus propriétaires pour entraîner leurs modèles. TechCrunch a détaillé le cas Turing Labs : contrats avec artistes, chefs, ouvriers et électriciens pour créer des jeux spécialisés; 75–80% des données devenant ensuite synthétiques, extrapolées depuis des vidéos originales GoPro, ce qui rend la qualité initiale décisive.
Même logique chez Fyxer (IA pour courriels professionnels): « la qualité des données, pas la quantité, définit la performance ». Au départ, les assistants exécutifs mobilisés pour entraîner le modèle dépassaient ingénieurs et managers dans un ratio de quatre pour un – un signal clair que l’expertise humaine de la donnée est la ressource rare.
Parallèlement, les grands éditeurs verrouillent la valeur: OpenAI a licencié le contenu de l’Associated Press; Reddit facture Google et OpenAI (environ 60–70 M$ par an chacun), et ces licences représentent près de 10% du chiffre d’affaires de Reddit. Springer Nature et Taylor & Francis ont obtenu des tickets à huit chiffres. Selon des analyses récentes, aucun accord public sous 10 M$ n’a été divulgué , dessinant une dynamique winner-take-all sur l’offre premium.
Pourquoi ce virage IA change la donne pour l’entreprise
Pour une direction générale, le signal est double: le moteur IA est disponible, c’est la donnée qui différencie. IBM rappelle que 72% des PDG les plus performants considèrent l’accès à l’IA générative avancée comme un avantage concurrentiel – à condition d’y injecter des données propriétaires pertinentes. L’analyse d’IBM rejoint un constat opérationnel: sans données spécifiques à l’activité, l’avantage se dilue.
Budget et ROI. Construire un jeu d’entraînement de qualité coûte généralement 10 000 à 90 000 dollars selon la nature et l’annotation. Pour des projets complexes, 100 000 échantillons restent une référence; leur annotation peut prendre 300 à 850 heures, avec des modèles de tarification à l’unité ou à l’heure (5–7 $/h par annotateur). Générer 100 000 échantillons via des services de sourcing type Amazon peut approcher 70 000 dollars. Ces ordres de grandeur fixent la base du calcul « build vs buy » et du coût d’acquisition data (CAC-data).
Qualité vs volume. Jusqu’à 87% des projets d’IA n’atteignent jamais la production, la mauvaise qualité de données étant la cause principale; 96% des entreprises manquent de données d’entraînement suffisantes au départ et 66% rencontrent des biais dans leurs jeux. Miser sur des corpus plus petits mais fiables, contrôlés et contextualisés, s’avère souvent plus payant que des volumes bruts.
Conformité et risque. Les litiges se multiplient: Getty Images poursuit Stability AI pour usage non autorisé; le New York Times a attaqué OpenAI et Microsoft pour utilisation présumée illégale d’articles. Dans ce contexte, la donnée licenciée ou produite en propre réduit l’exposition. Sous RGPD/CCPA, informer des finalités d’usage, y compris l’entraînement, et maîtriser les bases légales devient non négociable. Les équipes juridiques doivent renégocier les clauses data des partenariats et s’assurer que l’usage IA est couvert par les droits concédés.
Time-to-market. Internaliser la donnée allonge la phase d’acquisition et d’annotation, mais réduit ensuite les cycles de corrections et le coût des hallucinations. Les gains de productivité se mesurent ensuite dans la durée: le ROI réel d’une initiative IA se constate typiquement sur 12–24 mois, une fois les métriques stabilisées.
Décryptage: la fin de la course à la puissance brute, la primauté de la donnée
La puissance de calcul s’achète; la donnée pertinente, bien moins. L’investissement privé dans l’IA a atteint 109,1 Md$ en 2024, et 78% des organisations déclarent utiliser l’IA. Cette massification renforce une certitude: sans différenciation data, les offres se banalisent. Les startups l’ont compris: « n’importe qui peut brancher un modèle open source dans son produit, mais tout le monde ne peut pas recruter et cadrer des annotateurs experts ».
Buy, boost ou build? Le cadre du MIT Sloan – acheter, améliorer, construire – reste pratique. Acheter: adoption rapide, peu d’investissement initial, mais faible différenciation et dépendance aux fournisseurs. Améliorer via RAG ou fine-tuning: gagne en pertinence métier avec des données propriétaires, mais exige une gouvernance renforcée et un pipeline documentaire sous contrôle. Construire: contrôle total, IP et barrière à l’entrée, au prix d’un CAPEX et d’un talent pool significatifs.
Données synthétiques, avec garde-fous. Gartner projette qu’en 2028, 80% des données d’entraînement seront synthétiques, et qu’elles dépasseront les données réelles d’ici 2030. Déjà, dans plusieurs secteurs, plus de 60% des données utilisées en 2024 étaient synthétiques. Leur intérêt: couvrir des cas rares, anonymiser des sources sensibles, accélérer l’itération. Mais leur efficacité dépend de « seeds » réelles de qualité et de processus human-in-the-loop: générer, valider, corriger, documenter les versions et les métriques de confidentialité.
Licences: concentration et asymétrie. Les grands éditeurs monétisent à l’échelle; les tickets à huit chiffres excluent de facto nombre d’acteurs. Pour les entreprises, cela implique d’explorer des sources alternatives: données propriétaires internes, partenariats sectoriels ciblés, consortiums de partage, et génération synthétique contrôlée. À l’inverse, la dépendance à une licence unique accroît le risque de verrouillage contractuel et de hausse des coûts.
Juridique et réputation. L’exemple des poursuites Getty et du New York Times montre que l’entraînement sur contenus non licenciés crée un risque existentiel. Un règlement majeur récent a rappelé combien le contenu non licencié peut coûter cher, au point de peser une part significative du marché annuel des données d’entraînement. La conclusion est simple: tracer les sources, conserver les preuves d’acquisition et d’usage, et aligner les finalités sur les consentements ou licences.
Productivité et mesure. Le bénéfice s’observe dans les opérations. Morgan Stanley a rapporté 280 000 heures économisées grâce à un nouvel outil IA interne. Pour généraliser, trois KPI s’imposent: coût d’acquisition data (incluant sourcing, annotation, tooling), précision utile (rattacher la performance modèle à des tâches business), time-to-market (du brief à la mise en prod). À l’échelle de l’organisation, ces indicateurs permettent d’arbitrer entre une itération data supplémentaire et un lancement plus rapide.
Points de vigilance pour dirigeants et DPO/CIO:
- Cartographier les cas d’usage à la donnée nécessaire: sources, volumes, labels, métriques d’acceptation.
- Mettre en place des politiques de provenance: licences, DPI, droits voisins, RGPD/CCPA et obligations AI Act.
- Privilégier la qualité et la traçabilité: contrôles à la source, échantillonnage, auditabilité du pipeline.
- Anticiper les coûts récurrents: mises à jour de labels, dérive des modèles, renégociation des licences.
- Industrialiser l’HITL et l’apprentissage actif pour réduire le volume à annoter tout en augmentant la précision.
En pratique: organiser, budgéter, négocier
Organisation. Le ratio observé chez Fyxer – plus d’experts métier que d’ingénieurs – illustre une tendance: il faut rapprocher data owners, métier et légal. Les équipes Ops doivent co-concevoir les schémas d’annotation, les rubriques de qualité et le « contrat de service » des jeux de données. Mettre la qualité « à la source » évite de réparer en aval, plus coûteux.
Budget. Au-delà du poste calcul, prévoir des enveloppes pour acquisitions ponctuelles (10–90 k$), annotation (5–7 $/h, ou coût à l’unité), et tooling (gestion de versions, validation, gouvernance). Penser OPEX: un dataset « vivant » coûte en maintien, en ré-annotation et en monitoring. Le poste « data » devient un actif, pas un one-shot.
Négociation. Les clauses données des partenariats doivent préciser l’usage pour l’entraînement, la redistribution éventuelle, la durée des droits et la réversibilité. Les accords de licence avec éditeurs requièrent un contrôle des restrictions d’usage, notamment pour les outputs générés. Pour des corpus internes, aligner RGPD/CCPA: information des personnes, base légale explicite, registre des traitements, DPA avec les prestataires.
Time-to-market. Internaliser peut décaler un lancement de quelques semaines, mais cela réduit significativement les risques de conformité et d’échec en production. À l’appui, le MIT Sloan propose de choisir entre « buy, boost, build » selon cinq facteurs: importance stratégique, sensibilité des données, time-to-value, préparation des talents et coût total de possession. Une gouvernance pragmatique consiste à démarrer « boost » (RAG + fine-tuning léger) sur données propriétaires, puis à « build » là où le différenciateur est avéré.
Synthèse-action: faites de la donnée un actif, pas un consommable
Internaliser les jeux d’entraînement n’est pas une coquetterie technique: c’est une assurance qualité, juridique et produit. Les dirigeants gagnent à budgéter la donnée comme un actif, à sécuriser les droits, et à piloter le ROI via CAC-data, précision utile et time-to-market. Le véritable avantage compétitif de l’IA se joue désormais dans la provenance, la qualité et la maîtrise des données utilisées.
Sources utiles: TechCrunch, le virage vers des données propriétaires ; Stanford AI Index 2025, adoption et investissements ; MIT Sloan, Buy/Boost/Build ; Coûts d’acquisition et d’annotation ; Licences: accords et concentration ; Litiges et conformité RGPD/CCPA et Getty vs Stability .