Cloudflare veut découpler Google: que faire en entreprise ?
Vers un découplage aux effets immédiats – pouvoir de négociation en jeu
Cloudflare pousse les régulateurs à séparer les robots d’indexation de Google pour la recherche et l’intelligence artificielle (IA). Pour les entreprises, l’enjeu est double : sécuriser l’accès aux données et rééquilibrer les contrats face à un fournisseur dominant. Si la séparation aboutit, le rapport de force sur le marché et vos coûts d’acquisition de trafic peuvent changer rapidement.
Ce que Cloudflare demande et où en est le dossier
Le 21 octobre 2025, Matthew Prince a appelé l’autorité britannique de la concurrence (CMA, Competition and Markets Authority) à imposer à Google un découplage entre son robot d’indexation (crawler) pour la recherche et celui pour l’IA, afin de rétablir une concurrence effective sur l’accès aux contenus en ligne. L’argument de Cloudflare, détaillé auprès de la presse, est qu’il est « presque impossible » pour des concurrents de reproduire le succès de Google tant que le même crawler alimente à la fois la recherche, la sécurité publicitaire et les produits d’IA, rendant le blocage économiquement intenable pour les éditeurs TechCrunch .
Ce plaidoyer survient dix jours après la décision finale de la CMA (10 octobre 2025) désignant Google en « statut de marché stratégique » sur la recherche générale, la publicité associée et les fonctionnalités dopées à l’IA, comme AI Overviews et AI Mode. La CMA note une part de marché supérieure à 90% depuis 15 ans au Royaume‑Uni, 200 000 entreprises dépendantes des publicités de recherche et des profits « supernormaux » entre 3 et 4 milliards de livres en 2024 analyse de la décision . La CMA envisagerait aussi des « écrans de choix » pour les services de recherche, des principes de classement plus équitables et davantage de contrôle pour les éditeurs sur l’usage de leurs contenus dans l’IA TechCrunch .
Cloudflare a, de son côté, lancé le 1er juillet 2025 un mode « permission d’abord » en bloquant par défaut les crawlers d’IA sans accord ni compensation, soutenu par plus de 40 groupes médias et technologiques. L’entreprise propose aussi un paiement à l’accès (« Pay Per Crawl ») s’appuyant sur le protocole de transfert hypertexte (HTTP) et le code 402 « Payment Required », permettant aux éditeurs de facturer chaque requête et à Cloudflare d’agir comme marchand officiel communiqué et détails techniques .
Dans les faits, le trafic des robots d’indexation a continué de croître: +18% entre mai 2024 et mai 2025, avec un Googlebot à +96% et GPTBot (OpenAI) à +305%. Le pic d’activité a été atteint en avril 2025 Cloudflare . Du côté des éditeurs, Digital Content Next rapporte une baisse médiane du trafic référent de Google Search de 10% sur 8 semaines au printemps 2025, avec des pertes dépassant les gains dans un rapport de deux pour un Digiday .
En parallèle, Google a déployé AI Mode au Royaume‑Uni fin juillet 2025, basé sur une version personnalisée de Gemini 2.5, avec des requêtes plus longues et plus conversationnelles blog Google . Cette intégration accentue l’enjeu : tant que le même crawler alimente recherche et IA, bloquer Google revient pour de nombreux éditeurs à sacrifier une part substantielle de revenus publicitaires et de trafic, ce que Cloudflare chiffre autour de 20% pour les éditeurs qui tentent le blocage du robot de recherche TechBuzz .
Ce que cela change pour l’entreprise: achats, conformité, technique
Si la CMA exige un découplage, l’écosystème d’accès aux données s’ouvre et vos options de négociation évoluent. La séparation des robots d’indexation offrirait la possibilité d’autoriser le crawler de recherche, clé pour le trafic, tout en facturant ou en refusant l’accès au crawler IA. C’est un moyen de monétiser l’usage de vos contenus pour l’entraînement des modèles tout en protégeant l’acquisition organique. A contrario, si rien ne change, la pression sur le trafic référent et la valeur de vos inventaires publicitaires pourrait s’accentuer.
Côté achats et partenariats, un marché de licences de contenu IA s’est déjà structuré. Les grands acteurs de l’IA (OpenAI, Google, Microsoft, Meta) auraient engagé près de 3 milliards de dollars en accords de licences, avec une moyenne autour de 24 millions de dollars par éditeur et un pic à 250 millions pour News Corp synthèse deals . Un découplage renforcerait la capacité des détenteurs de contenus à négocier, et donnerait aux entreprises non‑médias (banques, distribution, industrie) des leviers pour protéger leurs corpus privés tout en tirant des revenus de leurs actifs publics.
Sur le plan de la conformité, le Royaume‑Uni (UK) applique depuis 2025 le Digital Markets, Competition and Consumers Act (DMCCA), qui donne à la CMA des pouvoirs « ex ante » sur les marchés numériques et un nouveau seuil juridictionnel pour examiner des transactions d’acteurs puissants guide pratique . En Europe, la Commission européenne a infligé en septembre 2025 une amende de 2,95 milliards d’euros à Google sur la publicité technologique, avec la menace d’un démantèlement de l’activité ad tech en cas d’absence de remède satisfaisant communiqué Commission . Les trajectoires régulatoires UK/UE convergent vers plus d’obligations de transparence, de choix et de séparation des fonctions dominantes.
Techniquement, l’adoption de règles ciblant les bots IA dans le fichier robots.txt reste modeste (14% des grands domaines mi‑2025), mais croît rapidement. Les éditeurs qui utilisent la solution de Cloudflare rapportent des signaux d’intérêt de la part de grands fournisseurs de modèle de langue massif (LLM) pour des accords de contenu, dès lors que l’accès n’est plus gratuit ni implicite TechCrunch . L’enjeu pour les entreprises non‑médias est similaire : clarifier ce qui est accessible publiquement, ce qui est monétisé et ce qui est interdit d’usage par les IA.
Points de vigilance dans les 90 jours:
- Cartographier vos dépendances: trafic organique, publicités search, intégrations Google (et clauses « par défaut » héritées).
- Réviser les clauses d’accès et d’usage des contenus (entraînement IA, redistribution), y compris les paramètres robots et les réponses HTTP 402.
- Préparer des positions de négociation: tarif par accès IA, périmètres autorisés, clés de contrôle technique.
- Coordonner juridique et affaires publiques: scénarios de découplage, écrans de choix, portabilité des données.
- Évaluer des alliances: éditeurs, plateformes neutres, consortia sectoriels pour la licence et l’observabilité des crawlers.
Décryptage: précédents, scénarios et limites
Des précédents existent. Aux États‑Unis, un tribunal a imposé début 2025 à Google de partager certaines données de recherche avec ses concurrents pendant cinq ans et de cesser des contrats de pré‑installation par défaut, tout en refusant des remèdes plus intrusifs comme la cession de Chrome ou une limitation des investissements IA American Action Forum . Google a alerté sur les risques pour la vie privée et l’expérience utilisateur déclaration . En Europe, l’issue de la procédure ad tech, avec la possibilité d’un démantèlement, illustre que la séparation structurelle n’est plus taboue Digiday .
Le scénario poussé par Cloudflare — dissocier les crawlers de recherche et d’IA — est moins intrusif qu’un démantèlement capitalistique, mais potentiellement plus transformant à court terme. Il crée un marché d’accès aux données lisible, avec des signaux‑prix (paiement par crawl) et des droits granulaires. Il réduit aussi un « effet de levier »: l’usage d’un même robot pour la recherche, la sécurité pub et l’IA, qui rend aujourd’hui le blocage prohibitif pour les éditeurs. À noter que Cloudflare se dit « neutre » en affirmant servir 80% des entreprises d’IA, une position qui lui permet d’agréger des données réseau sur la montée des bots et d’opérationnaliser des contrôles standardisés TechBuzz et Cloudflare .
Reste un ensemble de limites. D’abord, le calendrier et l’ampleur des remèdes de la CMA ne sont pas acquis, même si la fenêtre réglementaire est ouverte par la DMCCA. Ensuite, la portabilité des données (par exemple l’historique de recherche) et les « écrans de choix » peuvent redistribuer l’attention utilisateur, mais demandent des capacités produit et marketing pour en tirer parti TechCrunch . Enfin, le recours au code HTTP 402 et aux paywalls pour robots suppose une adoption suffisamment large côté IA pour que le signal‑prix soit crédible ; à défaut, la tentation du contournement ou des jeux de chiffrement côté contenus augmentera, avec des coûts d’intégration non négligeables.
Pour les entreprises, l’enjeu stratégique dépasse la presse. Les corpus sectoriels — notices techniques, FAQ clients, bases de connaissances — alimentent déjà des assistants et des moteurs d’IA générative. Les budgets de licence, modestes à l’échelle de l’entreprise aujourd’hui, pourraient devenir une ligne récurrente de coûts ou de revenus. Mieux vaut préparer des catalogues de contenus avec des métadonnées de droits explicites et des interfaces techniques (journaux d’accès, règles robots, contrôles d’identité des bots) pour basculer rapidement en mode marchand si le découplage est acté.
L’essentiel pour décider
La fenêtre est ouverte: le Royaume‑Uni pourrait imposer à Google de séparer recherche et IA, ce qui rebat les cartes d’accès aux données et de négociation. Dans les 90 jours, synchronisez juridique et affaires publiques, réévaluez vos contrats et activez des contrôles techniques pour tester des modèles de monétisation. Préparez enfin des alliances et des offres de licence, afin d’être en position de force si le découplage devient la nouvelle norme.